
Œuvres d’art, biens culturels : repenser les questions de provenances et de restitutions
Cet article est issu de L'Édition n°26.
Qu'il s'agisse d’œuvres d'art ou de biens culturels spoliés pendant les guerres ou la colonisation, les questions de provenances et de potentielles restitutions reviennent régulièrement sur le devant de la scène. Où en est le droit des biens culturels ? Quelles questions juridiques ces notions soulèvent-elles ? De récents travaux menés par des chercheurs et chercheuses de l’Université Paris-Saclay apportent certains éléments de réponse.
Inaliénables, imprescriptibles et insaisissables. Tels sont les principes auxquels sont soumis les quelque 80 millions d’objets appartenant aux collections publiques françaises en 2024. Ces biens culturels, aux origines et aux histoires diverses, sont pourtant difficiles à définir et surtout à tracer sur la scène internationale. Marie Cornu, directrice de recherche et juriste à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP - Univ. Paris-Saclay/CNRS), en résume les caractéristiques majeures : « Un bien culturel est un bien revêtu d’une valeur symbolique reconnue. Le droit français prévoit pour lui des régimes juridiques particuliers, qui rendent ce type de biens indisponibles – on dit qu’ils sont hors marché - dans le but de les préserver et de les transmettre. »
Marie Cornu publie dès 2012 avec Catherine Wallaert et Jérôme Fromageau un Dictionnaire comparé du droit du patrimoine culturel, dans lequel elle compare les principales notions qui structurent le droit du patrimoine culturel dans six pays européens. L’objectif : documenter les différentes sensibilités entre États afin de pointer les potentielles difficultés d’interprétations dans le droit interne comme dans le droit international. Une refonte de ce dictionnaire, prévue pour avril 2025, complètera l’ouvrage avec quatre nouveaux pays.
C’est dans son nouvel ouvrage, Entre-temps : le bien culturel et le droit, publié en 2023, que Marie Cornu s’intéresse plus particulièrement aux principes « atemporels » de l’inaliénabilité et de l’imprescriptibilité. En droit, la prescription permet de ne plus avoir d’effet sur un bien au bout d’un certain délai. Ainsi, selon la juriste, les principes d’inaliénabilité et d’imprescriptibilité sont « deux ressorts très puissants qui placent ces biens, d’une certaine façon, hors du temps et du droit ». Les mesures prises pour ces objets ne peuvent ainsi pas s’éteindre par l’écoulement du temps.
Si ces principes fondamentaux, énoncés dans le Code du patrimoine français, ont pour vocation première de conserver les biens culturels publics, ceux-ci alimentent également des enjeux politiques majeurs. Comme l’explique la juriste, « même si la règle d’inaliénabilité des biens culturels n’a pas de valeur constitutionnelle - on peut y déroger dans des lois spéciales - elle est susceptible de faire échec à des demandes de restitutions dans l’espace international. » Ces oppositions posent problème lorsqu’un État qui a été un empire colonial possède dans ses collections des objets récupérés ou déplacés à cette époque. En effet, lorsque des revendications internationales s’expriment sur ces biens, leur restitution est refusée car, au regard du droit, sortir les objets des collections n’est pas possible.
Des restitutions au cas par cas
Comment dépasser ce verrou du droit pour restituer les biens culturels à leurs pays d’origine ? Dans son ouvrage, Marie Cornu explore certains mécanismes du droit déjà employés pour contourner la règle d’inaliénabilité. Elle mentionne notamment l’affaire des archives coréennes, près de trois cents manuscrits royaux saisis par l’Armée française en 1866 et ayant fait l’objet de demandes de restitutions dans les années 1960. « À cette demande a d’abord été opposé le principe d’inaliénabilité, mais au vu de l’importance inestimable de ces archives pour le pays et du lien intime avec son histoire, un contrat de prêt temporaire renouvelable a été conclu avec la Corée. Aujourd’hui, bien que le prêt soit arrivé à échéance, les États concernés sont bien conscients que la Corée ne retournera jamais ses archives et que la France n’en exigera pas le retour. » Cependant, comme l’explique la juriste, la montée en puissance des revendications devient un enjeu de politique internationale qui doit être pris au sérieux. Selon elle, « opposer aux demandes de restitution le principe d’inaliénabilité ne suffit plus » et « ce type de méthodes alternatives qui tordent les mécanismes de prêt ou de dépôt du droit français, pour les utiliser à d’autres fins que celles pour lesquelles ils ont été conçus, n'est guère satisfaisant ». Une nouvelle façon de penser les restitutions devient alors nécessaire.
Dès 1970, une bascule s’opère lorsque l’UNESCO adopte une convention sur la prévention du trafic illicite et le retour des biens culturels, qui légitime notamment les demandes de restitutions. Elle fixe alors dans l’ordre juridique international des règles de retour et de restitution des biens culturels. Trois ans plus tard, l’Assemblée générale des Nations unies adopte une résolution portant sur la restitution « prompte et gratuite » des œuvres d’art aux pays victimes d’expropriation. Les États demandeurs se saisissent rapidement de ces textes pour justifier leurs demandes de restitutions de biens accaparés pendant la période coloniale. Le problème : au même titre que toute autre traité international, la convention de 1970 n’est active qu’à partir de la ratification par les États, soit en 1997 pour la France.
Ainsi, comme le souligne Vincent Négri, juriste et chercheur à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP - Univ. Paris-Saclay/CNRS) et spécialiste des restitutions de biens spoliés, « aucune des conventions adoptées ne peut atteindre, dans les rebours du temps, les actes de dépossession des peuples pendant la période coloniale ». De plus, la colonisation a été considérée comme une « mission sacrée de civilisation » par l’article 22 du pacte de la Société des Nations en 1919, et cette appréciation semble toujours plus ou moins présente dans des débats contemporains. Au-delà de ces considérations politiques sur le rapport à la période coloniale, aucun texte de droit international n’est venu infirmer les valeurs que postulait l'article 22 du Pacte de la Société des Nations.
Aujourd’hui, seules quelques rares exceptions existent et concernent des biens culturels particuliers, tels que les restes humains. Dans un autre registre, dominé par les crimes contre l’humanité perpétrés par les nazis, le droit organise la restitution des biens spoliés aux familles juives entre 1933 et 1945. Pour ces biens, des lois spécifiques votées en 2023 permettent de déroger au principe d’inaliénabilité ou de déclasser les objets des collections publiques françaises afin de les rendre restituables. Cependant, une loi générale qui concernerait l’ensemble des objets d’art accaparés pendant la période coloniale semble plus difficile à mettre en place. Un premier projet de loi, soumis au Conseil d’État pour avis, a pour l’instant été rejeté. Selon Vincent Négri, qui suit l’affaire de près, le Conseil d’État n’a pas rejeté, par principe, l'institution d’un dispositif encadrant des restitutions de biens provenant des territoires coloniaux et appropriés, alors, par la métropole. L’idée de la mise en œuvre d’une loi générale est « simplement décalée, mais pas éteinte ».
Pour Marie Cornu, certains éléments fondamentaux doivent encore être discutés : « Il n’y a toujours pas de consensus sur le périmètre à prendre en compte pour cette loi. Faut-il fixer les limites en termes d’espace (l’Afrique) ou en termes de temps (la période coloniale) ? » En attendant l’adoption d’une telle loi, des textes spécifiques continuent d’être votés au cas par cas pour répondre favorablement aux demandes de restitutions de la France. En 2024, un projet de loi porte notamment sur la restitution de restes humains aux territoires d’outre-mer, la loi sur les restes humains votée en 2023 ne s’appliquant qu’aux demandes de pays étrangers et non aux collectivités ultramarines.
Une éthique relationnelle repensée
En novembre 2017, le président de la République Emmanuel Macron déclare, dans un discours désormais célèbre à l’université de Ouagadougou (Burkina Faso), vouloir que soient réunies d’ici cinq ans « les conditions pour une restitution temporaire ou définitive du patrimoine africain en Afrique ». En 2024, l’historienne de l’art Claire Bosc-Tiessé estimait en effet à environ 150 000 le nombre de biens culturels africains dans les musées de France, sur les 121 millions d’objets conservés au total. Emmanuel Macron commande alors à deux universitaires, l’écrivain sénégalais Felwine Sarr et l’historienne de l’art française Bénédicte Savoy, un rapport qui dresse un état des lieux de la question. Vincent Négri, en sa qualité d’expert sur les droits africains du patrimoine, est en charge de la partie juridique du rapport. « Ce discours a introduit une rupture très forte vis-à-vis des États européens, qui avaient jusqu’ici toujours refusé de répondre favorablement à des demandes de restitution par des États héritiers des anciennes colonies. Le rapport propose une méthodologie de restitution visant à rétablir une forme d’équité et à accroître la présence de patrimoines africains sur le continent africain. »
Remis à Emmanuel Macron le 23 novembre 2018, le rapport recommande notamment la modification du Code du patrimoine pour y inclure une section relative à « la restitution de biens culturels sur le fondement d’un accord bilatéral de coopération culturelle avec des pays anciennement colonies ». Cet ajout simplifierait et accélérerait les processus de restitution, car ces restitutions pourraient se faire sans avoir recours à une loi spéciale, sans pour autant trahir le principe d’inaliénabilité des collections françaises. Suite au rapport, 26 objets, issus du trésor de l’ancien royaume d’Abomey, ont été restitués au Bénin et un seul, un sabre historique, a été rendu au Sénégal en octobre 2021, toujours grâce à une loi spécifique.
Au-delà de son expertise juridique, le texte invite également à repenser l’éthique relationnelle entre les pays africains et européens. Une question importante pour Vincent Négri, qui s’intéresse tout particulièrement à l’impact des restitutions sur le pays d’origine et aux formes diverses que peuvent prendre les restitutions, au-delà du parcours de l’objet. « Quand le rapport Sarr-Savoy était en préparation, nous avons fait un atelier à Dakar avec des directeurs de musées de différents pays africains pour réfléchir ensemble aux questions de restitutions. À une question posée, leur demandant ce qu’ils comptaient proposer en échange des objets restitués, les réactions ont été très intéressantes. Si la réponse impulsive est que rien ne serait donné pour combler le vide des musées européens, certains ont ensuite suggéré d’échanger les biens restitués par de l’art contemporain, par exemple. »
Ces nouvelles dynamiques d’échanges culturels entre continents africain et européen s’ajoutent aux questions de provenances posées par les biens accaparés pendant la période coloniale. Car si aujourd’hui seul un État est en mesure de restituer à un autre État, certains biens culturels sont propriété de populations ou communautés incluses dans des États qui n’existaient pas lors de la période coloniale. Un « impensé » selon Vincent Négri, qui travaille également sur ces liens entre État et communautés sur le continent africain. Pour lui, au-delà de la matérialité de la restitution, « l’important est de réfléchir à ce que produit ce retour d’un point de vue social, politique et culturel ».
Dans sa volonté de donner la parole aux personnes concernées et de « passer le relais », Vincent Négri a lancé récemment avec l’UNESCO un projet d’ouvrage collectif sur les droits africains du patrimoine. Prévu pour l’automne 2025, celui-ci a vocation à visibiliser les réflexions d’« une jeune génération de chercheurs et chercheuses en Afrique » qui écrivent notamment sur les questions de restitutions et d’interdépendances patrimoniales mutuelles entre pays.
À la recherche d’authenticité
Si la question de la provenance est cruciale concernant les affaires de restitutions, elle est également importante au sein du marché de l’art. Françoise Labarthe, professeure de droit privé à l’université Paris-Saclay et membre du comité de direction du Centre d’études et de recherches en droit de l’immatériel (CERDI - Univ. Paris-Saclay), est spécialiste de cette question. Co-autrice avec Tristan Azzi de l’ouvrage Le droit du marché de l’art, publié en 2024, elle a participé à de nombreux colloques sur les notions de traçabilité, de provenance et d’authenticité.
En droit, la notion de « provenance » s’envisage sous deux aspects : elle désigne soit le lieu d’où le bien est originaire (le pays d’origine), soit le parcours de l’objet dans son ensemble. Pour Françoise Labarthe, avoir connaissance de ce parcours de l'œuvre, de sa naissance à sa présentation, renforce son caractère authentique. Comme elle l’écrit dans son article Dire l’authenticité d’une œuvre d’art publié en 2014, cette authenticité - qui se matérialise par exemple par l’existence d’un certificat d’authenticité ou d’archives - « fait ou défait la réputation d’une œuvre » et « fixe sa valeur ». Plus important encore, « la provenance atteste de l’origine licite de l'œuvre et permet donc à l’acquéreur de jouir paisiblement de son bien ».
La question de la licéité des œuvres prend de l’ampleur dans le marché de l’art et « les exigences sont de plus en plus grandes sur cette question », selon Françoise Labarthe. Depuis 1981 notamment, un décret oblige les vendeurs ou vendeuses, si l'acquéreur ou l’acquéreuse le demande, à « délivrer une facture, quittance, bordereau de vente ou extrait du procès-verbal de la vente publique contenant les spécifications qu'ils ou elles auront avancées quant à la nature, la composition, l'origine et l'ancienneté de la chose vendue ». D’autre part, en avril 2019, un règlement du Parlement européen limite les importations de biens culturels au sein de l’Union européenne en exigeant des certificats de sortie licite de leur état d’origine.
Si ces nouvelles mesures tendent à lutter contre la vente de biens culturels pillés et à protéger les acheteurs ou acheteuses, celles-ci ont également des effets à rebours. « Le marché de l’art s'amenuise car vendre un bien archéologique devient très difficile », constate Françoise Labarthe. « Beaucoup d’objets achetés au 20e siècle ont été vendus sans facture ou proviennent d’un héritage. Ces objets sans provenance attestée sont désormais invendables sur le marché. Et c’est d’autant plus dommageable que les pays non-membres de l’UE et non soumis à ces règlements, eux, restent libres. » Certains de ces objets sans provenance, dits « orphelins », deviennent ainsi, à leur tour, vecteurs de trafics en ligne ou, dans certains cas, arrivent à contourner les réglementations avec de faux certificats.
En 2024, Françoise Labarthe crée un groupe de travail avec des professionnels du marché de l’art tels que l’Office central de lutte contre le trafic des biens culturels (OCBC). Leur objectif : dresser un mode d’emploi à destination des marchandes et marchands d’art, mais aussi des acheteurs et acheteuses, afin de relier les attentes du droit et les besoins des professionnels. Ce type de document de référence assurerait à tous les acteurs et actrices la licéité des biens sur le marché. Cependant, comme le souligne Françoise Labarthe, les exigences demandées changent d’un domaine à l’autre et d’une profession à l’autre. Dresser une liste de recommandations s’adaptant à la diversité des cas, à l’instar d’une loi générale sur les restitutions d’objets d’art, n’est donc pas chose aisée.
Le nouveau métier de chercheur ou chercheuse de provenance
Pour les biens culturels comme pour les œuvres d’art, la recherche de provenance est donc d’une importance grandissante, tant pour attester de la valeur d’une œuvre et la vendre sur le marché, que pour déceler et prouver de potentielles sorties de territoires illicites, menant parfois jusqu’à leurs restitutions. Une nouvelle spécialité apparue ces dernières années semble répondre à ces multiples enjeux : au sein des formations en histoire de l’art ou en droit du patrimoine, des filières sur la recherche de provenance se développent. De grandes institutions, telles que le musée du quai Branly - Jacques Chirac ou le musée du Louvre, se dotent déjà de ce type d’expertes et d’experts.
Pour Marie Cornu, qui a longtemps enseigné en master de droit du patrimoine, ce nouveau métier de chercheur ou chercheuse de provenance est avant tout celui d’un enquêteur ou d’une enquêtrice. « C’est un travail interdisciplinaire. Il s’agit de croiser les diverses sources, de reconstituer un puzzle en composant avec ce que disent ou ne disent pas les archives. Le but est de déterminer à quel point la provenance est licite, de comprendre la trajectoire et l’histoire derrière chaque œuvre. » Cependant, comme le souligne la juriste, « recherche de provenance ne signifie pas restitution. L’objectif des musées qui se dotent de services de provenance est de renseigner leurs œuvres et de les contextualiser. La vocation est souvent davantage historique que juridique ».
Concernant le marché de l’art, bien que le trafic illicite reste une problématique majeure, Françoise Labarthe reste confiante : « Les jeunes commissaires-priseurs et commissaires-priseuses sont beaucoup plus sensibilisés à ces questions que les autres générations. Elles et ils repèrent très facilement les indices premiers de spoliations d'œuvres d’art. » Seul bémol : les chercheurs et chercheuses de provenance, encore peu nombreux et nombreuses, « s’intéressent surtout aux œuvres d’exception, qui font souvent l’objet de litiges. Il est encore difficile d’avoir la même exigence pour toutes les pièces vendues sur le marché ».
En janvier 2025, une semaine intensive d’ateliers et de conférences dédiée aux doctorantes et doctorants et étudiantes et étudiants de masters de l’Université Paris-Saclay a été consacrée au patrimoine en contestation. Marie Cornu, qui organise par ailleurs des séminaires sur la notion de patrimoine à l’Université Paris-Saclay, voit là un excellent moyen pour ces publics de découvrir les multiples enjeux autour des questions patrimoniales. « Le patrimoine est devenu un vrai sujet à l’Université Paris-Saclay », se réjouit-elle. « Il n’est plus traité comme un thème mais comme un objet de recherche auquel s’intéressent de nombreuses disciplines, en sciences humaines et sociales comme en sciences expérimentales », conclut-elle.
Références :
- M. Cornu, Entre-temps : Le bien culturel et le droit, Dalloz, 2023.
- F. Sarr, B. Savoy, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, 2018
- T. Azzi, F. Labarthe, Le droit du marché de l’art, LGDJ, 2024
- V. Négri, « Restituer, partager, réparer : penser la légalité de demain », Cahiers d’études africaines, n° 251-252, 2023, pp. 527-541.
Photo de couverture : Présentation des œuvres royales d’Abomey sur le plateau des collections du musée du quai Branly – Jacques Chirac de 2012 à 2021, prise de vue effectuée en 2018.
© musée du quai Branly – Jacques Chirac, photo Léo Delafontaine

Cet article est issu de L'Édition n°26.
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