Nez, olfaction et parfum : donner un sens à l’odorat

Recherche Article publié le 26 février 2025 , mis à jour le 26 février 2025

Cet article est issu de L'Édition n°25.

Longtemps méconnu, puis injustement ignoré, le sens de l’odorat a suscité un regain d’intérêt du grand public lors de la pandémie de Covid-19. Cette thématique est pourtant le sujet d’étude de scientifiques de diverses spécialités depuis de nombreuses années. Les chercheurs et chercheuses de l’Université Paris-Saclay dévoilent leurs approches et leurs récentes découvertes sur cette thématique.

« Comment appelle-t-on quelqu’un qui ne voit pas ? Quelqu’un qui n’entend pas ? Et quelqu’un qui ne sent pas ? » Ce sont par ces trois questions que Claire de March, chercheuse à l’Institut de chimie des substances naturelles (ICSN - Univ. Paris-Saclay / CNRS), débutait jusqu’à il y a peu la plupart de ses conférences. Une manière pour elle de prouver que, si les termes « aveugle » et « sourd » sont souvent connus, les notions d’anosmie (perte d’odorat) et d’olfaction sont bien plus rarement familières du grand public.

Les études dédiées à l’odorat sont en effet relativement récentes ; la découverte des récepteurs olfactifs, c’est-à-dire les structures qui permettent à la plupart des mammifères de sentir, ne remonte par exemple qu’à 1991. « Plus de vingt ans après avoir marché sur la Lune ! », précise Claire de March. La communauté scientifique estime aujourd’hui que le nez humain est constitué d’environ 400 récepteurs olfactifs différents, capables, en créant de multiples combinaisons, de sentir entre dix mille et un trillion (un milliard de milliards) d’odeurs différentes. Les récepteurs olfactifs activés créent un signal électrique se traduisant par l’activation de neurones olfactifs, qui transmettent le signal jusqu’au cerveau. Ce dernier l’interprète alors comme une odeur.
 

La première structure expérimentale d’un récepteur olfactif humain

À quoi ressemble un récepteur olfactif humain ? C’est la question à laquelle tente de répondre Claire de March depuis plusieurs années. Après une première expérience en analyse sensorielle dans le secteur agro-alimentaire, la chercheuse se spécialise en 2012 en chimie moléculaire et décide de dédier ses recherches à l’étude du fonctionnement fondamental du système olfactif. C’est au cours de son post-doctorat aux États-Unis que Claire de March se rend rapidement compte des limites des études biochimiques sur l’olfaction. Le problème : l’instabilité et l’expression insuffisante des récepteurs olfactifs dans les modèles cellulaires utilisés en laboratoire. Il est alors impossible pour les scientifiques d’étudier la structure de ces récepteurs et de mesurer précisément leurs interactions avec des molécules odorantes. Par ailleurs, certains récepteurs théoriques modèles utilisés pour les études sur l’olfaction s’inspirent encore de récepteurs à la lumière - impliqués dans la vue - qui, bien que très différents, s’expriment et se clonent plus facilement en laboratoire.

Pour dépasser ces limites expérimentales, Claire de March propose d’appliquer la théorie du consensus aux récepteurs olfactifs. « Cette théorie suggère que l’acide aminé le plus fréquemment présent dans une sous-famille de protéines est celui qui optimise sa fonction, davantage qu’un acide aminé sélectionné au hasard », explique la chercheuse. En d’autres termes, le fait qu'un acide aminé soit présent souvent dans une séquence protéique signifierait que cet acide aminé est utile à la protéine. S’appuyant sur cette théorie, Claire de March et son équipe sélectionnent tous les acides aminés les plus fréquemment présents dans les récepteurs olfactifs pour recréer des récepteurs olfactifs « consensus », inexistants dans le nez humain, mais comparables à des récepteurs ancestraux à partir desquels tous les autres récepteurs auraient évolué. Résultat : dans la majorité des cas, le récepteur consensus fabriqué s’exprime à de meilleurs niveaux que les récepteurs olfactifs humains natifs. « Ces récepteurs ancestraux ont subi des mutations au fil des années pour avoir la capacité de sentir davantage de molécules, mais ont également perdu en efficacité. Cela peut expliquer que ces récepteurs ancestraux s’expriment mieux que les autres », ajoute la chercheuse.

Au-delà de débloquer une problématique majeure dans la recherche sur l’olfaction, cette étude permet aussi à Claire de March et ses collaborateurs d’identifier le récepteur olfactif humain OR51E2. Ce récepteur, existant dans le nez humain, est très bien conservé dans l’évolution et est donc l’un des récepteurs natifs qui s’exprime le mieux. L’étude de sa structure aboutit, en 2023, à la première structure expérimentale d’un récepteur olfactif humain de l’histoire. Une prouesse obtenue par la chercheuse et ses collaborateurs et collaboratrices de l’Université de Californie (UCSF) grâce à la microscopie cryoélectronique, qui recrée une image en trois dimensions à partir de centaines de milliers de photos d’une structure immobilisée par le froid. Cette découverte vaut d’ailleurs à Claire de March le prix Irène Joliot-Curie de la jeune femme scientifique 2023.

La mise en évidence de cette structure est également le point de départ de multiples recherches et d’applications variées. Le récepteur OR51E2 est en effet exprimé dans le nez mais également dans la prostate et est suspecté de jouer un rôle dans la prolifération des cellules cancéreuses et des métastases lors d’un cancer de la prostate. Une meilleure compréhension de ce récepteur aurait ainsi des enjeux thérapeutiques plus larges que ceux - pourtant déjà très divers - de l’olfaction.
 

Comprendre l’impact des virus respiratoires sur l’odorat

En parallèle des études sur la structure fondamentale de l’épithélium olfactif - le tissu responsable de la détection des odeurs dans la cavité nasale -, d’autres équipes de recherche de l’Université Paris-Saclay tentent de mieux comprendre les interactions de cet épithélium avec l’environnement extérieur. C’est le cas de celle de Nicolas Meunier, neurobiologiste dans le laboratoire Virologie et immunologie moléculaires (VIM - Univ. Paris-Saclay/ INRAE).

Spécialiste de l’olfaction depuis 2005, Nicolas Meunier oriente dès 2015 ses recherches vers les interactions entre l’environnement et la cavité nasale. En 2017, avec son équipe, il démontre notamment que le microbiote du nez - similaire à celui, plus connu, de l’intestin - influence la détection des odeurs. Les années suivantes, il se consacre à l’étude des interactions de la muqueuse olfactive avec le système immunitaire. « Ce qui m’intéresse le plus, c’est de comprendre comment un virus respiratoire est capable d’infecter la cavité nasale et comment le système immunitaire local répond à cette infection », précise-t-il. Des études d’autant plus pertinentes qu’elles ont lieu quelques années avant la pandémie de Covid-19, qui prouve à ce moment-là le rôle important que jouent les virus respiratoires dans la perturbation de l’odorat. « Notre équipe a été très réactive au moment de l’apparition du SARS-CoV-2, car nous avions déjà tous les outils pour comprendre ce qu’il se passait », explique le chercheur.

Depuis 2020, Nicolas Meunier, qui travaille alors sur le virus de la bronchiolite et de la grippe, recentre ainsi ses recherches sur les mécanismes responsables de la perte d’odorat après une infection par le SARS-CoV-2, soit l’un des symptômes les plus courants du Covid-19. Grâce à ces recherches, il propose que la perte d’odorat observée chez un patient ou une patiente atteinte par le Covid-19 serait liée à une desquamation (destruction) importante de l’épithélium olfactif suite à l’infection virale. En 2022, sa nouvelle étude suggère que cette destruction de l’épithélium olfactif ne serait pas directement liée à l’infection par le SARS-CoV-2, mais plutôt à la réponse immunitaire associée. Les neutrophiles, premières cellules du système immunitaire à réagir aux infections de l’organisme, auraient notamment un rôle majeur dans la déstabilisation de l’épithélium olfactif et donc dans la perte de l’odorat. Pour arriver à de tels résultats, le chercheur se base sur des études comportementales faites chez différents rongeurs - souris et hamster - dont les systèmes olfactifs sont similaires à ceux des êtres humains. Nicolas Meunier appelle cependant à la vigilance : « La transposition de nos résultats chez l’être humain n’est pas directe. Il existe des différences anatomiques entre rongeurs et êtres humains, et même si le modèle hamster reflète bien la physiopathologie d’un Covid peu sévère chez l’être humain, des différences existent sans aucun doute. On ne peut jamais rien affirmer avec certitude. »

Le chercheur tente aujourd’hui d’expliquer les différences entre perte d’odorat à court terme et à long terme, qu’il estime être liées à deux processus bien distincts. « Il est troublant de constater que certaines patientes et certains patients soient complètement anosmiques mais retrouvent leur odorat en seulement quelques jours. Cela semble incompatible avec une destruction complète de l’épithélium olfactif, car la régénération ne peut pas être aussi rapide. » L’une des hypothèses avancées par le chercheur explique cette perte transitoire d’odorat par l’obstruction de la fente olfactive, un espace très fin laissant passer l’air de l’extérieur du nez vers l’épithélium olfactif. Cette obstruction, causée par les débris de cellules issus de la desquamation de l’épithélium par les neutrophiles, impliquerait la perte transitoire de l’odorat le temps que ces débris soient éliminés. Si la perte persiste, elle serait alors liée à une destruction plus importante de l’épithélium suite à l’infection virale. Et celui-ci mettrait, en fonction de l’individu, plus ou moins de temps à se régénérer dans un contexte d’inflammation persistante.

D’autres études sont en cours pour mieux comprendre ces pertes d’odorat transitoires - notamment la différence entre plusieurs variants du SARS-CoV-2 - ou encore pour étudier les mécanismes de dissémination du virus via la cavité nasale. Un traitement antiviral pour limiter la transmission de virus par cette voie est également en phase de test sur des modèles animaux. « Il reste énormément de volets à étudier sur les liens entre l’épithélium olfactif et son environnement », ajoute le chercheur. « C’est un domaine qui n’était que très peu exploré avant le Covid-19. Beaucoup de virologues ont commencé à s’intéresser à la cavité nasale et à son fonctionnement pendant la pandémie et le travail restant est immense », annonce-t-il.

(c)Atelier Corbin/Université Paris-Saclay

 

Recréer des parfums disparus

Nicolas Meunier n’est pas le seul scientifique dont le domaine de recherche se soit développé plus rapidement depuis la pandémie de Covid-19. C’est également le cas d’Olivier David, enseignant-chercheur en chimie organique à l’Institut Lavoisier de Versailles (ILV - Univ. Paris-Saclay/ UVSQ/CNRS). Alors qu’il dispense ses enseignements aux apprentis parfumeurs et parfumeuses, cosméticiennes et cosméticiens et aromaticiennes et aromaticiens, il note en effet un regain d’intérêt pour la thématique depuis 2020. « Le Covid-19 n’explique peut-être pas tout, mais le nombre d’étudiantes et d’étudiants dans ces disciplines ne fait qu’augmenter et la mixité sociale est plus importante », analyse-t-il.

Intégré à l’Institut Lavoisier depuis 2005, Olivier David se spécialise en parfumerie en 2012. « J’ai eu un déclic lorsque j’ai commencé à enseigner aux apprentis en parfumerie. J’ai découvert que ce domaine avait de nombreux défis à relever d’un point de vue de la chimie ! » L’enseignant-chercheur consacre aujourd’hui une grande partie de ses recherches à l’histoire des ingrédients utilisés en parfumerie. En 2020, il publie l’histoire chimique et industrielle des muscs polycycliques, une famille de molécules synthétiques très utilisée en parfumerie. « Le musc est à l’origine un produit animal provenant de la sécrétion d’une glande spéciale. Mais sa récolte entraîne la mort de l’animal et est donc aujourd’hui strictement interdite. Les muscs synthétiques qui remplacent la molécule naturelle font partie des toutes premières découvertes des chimistes dans le monde de la parfumerie. J’ai voulu raconter de quelle manière les scientifiques ont abouti à de telles prouesses au 19e siècle et quelles conséquences ces découvertes ont eu dans l'industrie. »

Pour ces études loin des paillasses, Olivier David rassemble et analyse de multiples archives et publications dans le but de reconstituer ces pans méconnus de l’histoire. « C’est un travail d’autant plus difficile que la culture du secret est particulièrement importante en parfumerie. Certains industriels ne publiaient pas leurs formules chimiques ou leurs découvertes. » En 2023, Olivier David publie également l’histoire des grandes avancées dans le domaine de la parfumerie. À ce travail d’historien des sciences s’ajoute celui de chimiste : une fois l’histoire décortiquée, Olivier David s’attelle à reproduire certains muscs disparus grâce aux méthodes de l’époque, afin notamment d’enrichir les collections de l’Osmothèque, un conservatoire de parfums et d’ingrédients de la parfumerie.

Autant attaché au passé qu’au futur, Olivier David cherche enfin à reproduire certaines molécules avec un impact moindre sur l’environnement et sur la santé. Son dernier objectif en date : reconstituer l’odeur du goudron de bouleau, une substance odorante utilisée dès l’Antiquité mais contenant des substances nocives pour la peau, afin de l’utiliser en parfumerie. « En plus de conserver le patrimoine que constituent les odeurs et les parfums, je souhaite fournir de nouveaux ingrédients, plus respectueux, à la parfumerie de demain », résume l’enseignant-chercheur.

(c)Atelier Corbin/Université Paris-Saclay


Un sujet de recherche transdisciplinaire

Au-delà de la chimie organique, de la chimie moléculaire et de la neurologie, l’odorat semble être une thématique tournée vers de nombreuses autres disciplines. Olivier David profite par exemple de ses connaissances en histoire de la chimie pour nourrir une collaboration en littérature. « La chercheuse Érika Wicky est spécialisée dans la littérature du 19e siècle et s’intéresse à la description de l’odeur des ateliers des peintres. Elle a noté que les peintures noires étaient souvent citées et en a donc conclu que l’odeur était forte et particulière. L’idée de notre collaboration est de reconstituer l’odeur des ateliers des peintres et de mieux comprendre la composition de certaines peintures », explique l’enseignant-chercheur.

Claire de March utilise également ses découvertes en chimie fondamentale pour des applications plus sociétales. Dans une étude récente, réalisée avec le neurobiologiste Noam Sobel, la chercheuse s’intéresse notamment à l’odeur des larmes et aux conséquences liées à leur inhalation. En 2023 également, elle parvient à « ressusciter » les récepteurs olfactifs d’un Dénisovien et d’un Néandertalien, deux des cousins d’Homo sapiens disparus il y a 30 000 à 40 000 ans. « L’objectif était de retracer l’histoire évolutive des récepteurs olfactifs du genre Homo, afin notamment de déterminer si les trois espèces avaient des perceptions aux odeurs différentes », précise la chercheuse. Les résultats suggèrent que, si les Néandertaliens semblent avoir un grand nombre de récepteurs comparables à ceux d’Homo sapiens, la plupart ne sont plus fonctionnels. Les récepteurs olfactifs des Dénisoviens, différents de ceux d’Homo sapiens, semblent quant à eux fonctionner de la même façon que les récepteurs olfactifs modernes. « Nos recherches laissent penser que les Néandertaliens avaient une olfaction plus affaiblie que la nôtre, mais que les Dénisoviens étaient plus sensibles aux odeurs sucrées et sulfureuses », précise Claire de March, enthousiaste. « Cette étude fait partie des plus grandes émotions de ma carrière. Le récepteur que nous avons reconstitué n’avait pas été actif depuis 30 000 ans ! »

Relier de telles recherches, ancrées au niveau atomique, avec des sujets de société a quelque chose de « très stimulant », comme le confie Claire de March. Olivier David confirme : « Un des éléments qui me semble spécifique à la recherche sur l’olfaction est que des chercheurs et chercheuses d’horizons très différents, de la biochimie à la philosophie, puissent échanger ensemble et se comprendre. Parler de sa perception des odeurs est aussi un partage d’émotions. Il y a peu de sujets qui arrivent à créer de tels liens entre disciplines », conclut-il.


Références :

  • Billesbølle, C.B., de March, C.A., van der Velden, W.J.C. et al. Structural basis of odorant recognition by a human odorant receptor. Nature 615, 742–749 (2023).
  • Olivier R.P. David. A Chemical History of Polycyclic Musks. Chemistry. 2020 Jun 18 ; 26(34):7537-7555.
  • Bourgon, C., Albin, A.S., Ando-Grard, O. et al. Neutrophils play a major role in the destruction of the olfactory epithelium during SARS-CoV-2 infection in hamsters. Cell. Mol. Life Sci. 79, 616 (2022).