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Cap sur Scène donne une représentation d'Un Mois à la campagne de Tourgueniev sur la Scène de Recherche de l'ENS Paris-Saclay

2024-01-29 20:30 2024-01-29 22:30 Cap sur Scène donne une représentation d'Un Mois à la campagne de Tourgueniev sur la Scène de Recherche de l'ENS Paris-Saclay

Ivan Sergueïevitch Tourgueniev est né en 1818 à Orel, dans l’Empire russe, à 350 km au sud de Moscou. Il est mort en 1883 à Bougival, près de Paris, où, à la fin des années 1870, il s’était fait construire une datcha sur le même terrain que la propriété de ses grands amis les Viardot. Il sera cependant inhumé à Saint-Pétersbourg, au cimetière Volkovo, selon son vœu.
Entre Russie et Occident, le cœur de Tourgueniev a toujours balancé, comme s’il était l’homme de l’entre-deux, ni tout à fait russe slavophile, ni tout à fait européen occidentaliste. De même : ni tout à fait révolutionnaire – quoique opposé au servage –, ni tout à fait conservateur. Ou encore, dans la relation qu’il entretient avec la cantatrice Pauline Viardot de 1843 à sa mort, ni tout à fait amant, ni tout à fait ami. Et l’on peut dire aussi bien de sa pièce de théâtre la plus célèbre, Un Mois à la campagne, qu’elle n’est ni tout à fait romantique (quoiqu’on y parle essentiellement d’amour, puisqu’elle « repose sur les méandres les plus subtils de l'expérience amoureuse », comme le notait Stanislavski), ni tout à fait réaliste (même si elle nous fait beaucoup penser au théâtre réaliste d’un Tchekhov).
Un Mois à la campagne est une pièce qu’Ivan Tourgueniev écrivit en France, entre 1848 et 1850, sous le titre original L'étudiant, en référence au personnage du jeune précepteur Beliaev. Elle fut publiée finalement sous le titre de Deux femmes en 1855. Il fallut attendre 1872 pour que la pièce soit créée à Moscou. Elle fut très mal accueillie par le public et par la presse, tout le monde s’accordant à la trouver bavarde et ennuyeuse. « Ma comédie devait se solder par un fiasco, confia-t-il à son frère Nicolas. C’est pour cette raison que j’ai cessé, depuis 1851, d’écrire pour la scène.» Elle connaîtra toutefois le succès en 1879 à Saint-Pétersbourg, et nous ravit encore par la justesse de certaines remarques, la force des impulsions inconscientes de ses protagonistes, qui incarnent avec tant de vérité les diverses facettes de l’amour et sa toute-puissance, et par le charme de son atmosphère.
Tout cela précisément, nous avons essayé de le mettre en valeur en coupant sans regrets les scènes trop longues ou les monologues trop bavards, faisant ainsi ressortir la poésie très particulière d’Un Mois à la campagne, qui tient en partie, selon nous, au subtil entrecroisement de touches romantiques et d’aspects réalistes, entre lesquels, on l’a vu, le cœur de Tourgueniev balance.
Le romantisme d’Un Mois à la campagne
Tourgueniev aime l’amour. Il fait ainsi figure de romantique et de grand sentimental, un peu décalé, parmi ses amis réalistes comme Flaubert, Zola, Maupassant, Daudet, George Sand, Mérimée et Edmond de Goncourt qui écrit dans son Journal, au 5 mai 1876, avec une certaine ironie : « Tourgueniev dit que l’amour produit chez l’homme un effet que ne produit aucun autre sentiment et que c’est, chez l’être véritablement amoureux, une pesanteur au cœur qui n’a rien d’humain. Il parle des yeux de la première femme qu’il a aimée comme d’une chose tout à fait immatérielle et qui n’a rien à faire avec la matérialité… Dans tout ceci, il y a un malheur, c’est que ni Flaubert, en dépit de l’exagération de son verbe en ces matières, ni Zola, ni moi n’avons été très sérieusement amoureux et que nous sommes incapables de peindre l’amour. Il n’y aurait que Tourgueniev pour le faire. »
Dans Un Mois à la campagne, Tourgueniev nous offre effectivement toute une palette de sentiments amoureux, depuis l’amour le plus paisiblement conjugal (Islaev pour sa femme Natalia) jusqu’à l’amour impossible et idéal (celui de Vera pour Beliaev), en passant par diverses composantes où l’on devine soit de l’idolâtrie (de la part de Rakitine envers Natalia), soit de l’emprise (la fascination de Beliaev pour Natalia), soit encore de la passion (celle de Natalia pour Beliaev)…
Mais on rencontre aussi bien dans la pièce des personnages qui incarnent une caricature d’amour et vivent une relation dégradée entre l’homme et la femme : pensons à Schaaf poursuivant Vera de ses assiduités libidineuses, à Bolchintsov qui a peur de la femme et à Chpiguelski qui ne songe qu’à la dominer. Ce contraste correspond d’ailleurs à un autre aspect romantique de la pièce, jouant sur l’opposition entre des personnages exaltés, sublimes, romantiques, et des personnages de comédie, plus terre-à-terre, presque grotesques, comme le sont Dame Pluche ou Maître Blazius dans On ne badine pas avec l’amour de Musset – pièce romantique s’il en est. Il faut cependant ajouter que certains personnages sont à la fois ridicules et émouvants, portant en eux-mêmes cette alliance du grotesque et du sublime. Ainsi, Islaev est caricatural par son enfermement dans le travail, mais touchant dans son amour sincère pour Natacha.
Le réalisme d’Un Mois à la campagne
Lorsque l’amour est si présent, et que certains personnages sont outrés de la sorte, est-il justifié de parler de réalisme ? Oui, car rien ne sonne jamais faux dans la pièce de Tourgueniev, qui nous fait irrésistiblement penser au théâtre de Tchekhov (1860-1904) lequel, c’est indéniable, s’en inspire, du moins, justement, dans ses traits réalistes. C’est-à-dire : le naturel des conversations, l’importance du non-dit (le « sous-texte »), la vérité des situations, et, au départ, la restriction du champ.
Tourgueniev est en effet réaliste dans la mesure, d’abord, où il a préféré une étude limitée, à la fois dans le temps (« un mois ») et dans l’espace (une datcha « à la campagne ») à une saga grandiose à la Victor Hugo. C’est ce que souligne André Maurois dans son Tourgueniev : « Je comprends mal que l’on puisse reprocher au monde d’un artiste d’être petit. La qualité d’une œuvre ne se mesure ni à ses dimensions, ni à l’importance de l’objet représenté. C’est comme si l’on disait que Vermeer n’est pas un grand peintre parce qu’il n’a peint que de petits intérieurs. La vérité me semble être, au contraire, qu’il est souvent excellent pour un artiste de savoir limiter le champ de ses études. On ne peut tout connaître bien, et un petit tableau peint avec exactitude nous en apprend plus sur l’humanité qu’une « grande fresque inexacte ». Peu m’importe que dans les Mémoires d’un chasseur Tourgueniev ne nous ait rien donné que les portraits de quelques paysans des environs de Spasskoïe. Il m’a fait comprendre, mieux que les plus longues histoires de Russie, ce qu’était la Russie en 1830. »
En outre, Un Mois à la campagne se caractérise par le naturel de ses dialogues et l’absence d’artifice des situations. Cela vient sans doute de ce que Tourgueniev y est parfaitement sincère. Il n’invente rien et disait d’ailleurs de lui-même qu’il était dépourvu d’imagination. C’est ainsi que les personnages qu’il met en scène lui ressemblent (comme Rakitine), à moins qu’ils n’évoquent sa mère (Anna) ou Pauline Viardot, la femme qu’il aime (Natalia). Ce qui est une autre forme de réalisme, plus subjectif.
Un dernier aspect réaliste que nous remarquons dans Un Mois à la campagne tient à son absence de message particulier, de doctrine philosophique sous-jacente : qu’est-ce que Tourgueniev veut démontrer ? Rien. Quelle est la « leçon » de sa pièce ? Il n’y en a pas : Tourgueniev est neutre, il n’a aucune morale à nous proposer. Il nous raconte simplement une histoire – une histoire d’amours – et nous fait connaître des êtres humains, en vérité.
La poésie d’Un Mois à la campagne
Bien sûr, ces étiquettes littéraires ont finalement peu d’importance. Ce qui compte, c’est la poésie envoûtante d’Un Mois à la campagne. Il n’empêche qu’elle provient peut-être de cette heureuse alliance d’un romantisme sentimental et d’un sobre réalisme, en quête de simplicité et de justesse.
Tourgueniev aimait citer Goethe : « Il faut élever le réel à la hauteur de la poésie. » C’est là précisément ce qui fait le charme d’Un Mois à la campagne.
Le décor du jardin (une photo artistique imprimée sur bâche), les jolis costumes et la musique d’époque (avec le petit Kolia par exemple, qui interprètera un morceau de Borodine à la guitare ou une pièce lyrique de Grieg au piano, selon les théâtres) viendront parfaire l’enchantement.

Véronique Maas, directrice artistique, le 7 avril 2023, pour la Compagnie Cap sur Scène

Scène de Recherche ENS Paris-Saclay
Thematique : Arts & culture

Un Mois à la campagne est la pièce la plus célèbre d'un auteur à la fois russe et « occidentaliste », entre Musset et Tchekhov : Ivan Tourgueniev.

  • Public
    Tout public
  • Type d'évènement
    Spectacle / expositions / jeux
  • Conditions

    Tarif normal : 15€ - tarif étudiants 10€

  • Dates
    Lundi 29 janvier, 20h30
    08:30 pm - 10:30 pm
  • Lieu
    Scène de Recherche ENS Paris-Saclay

Ivan Sergueïevitch Tourgueniev est né en 1818 à Orel, dans l’Empire russe, à 350 km au sud de Moscou. Il est mort en 1883 à Bougival, près de Paris, où, à la fin des années 1870, il s’était fait construire une datcha sur le même terrain que la propriété de ses grands amis les Viardot. Il sera cependant inhumé à Saint-Pétersbourg, au cimetière Volkovo, selon son vœu.
Entre Russie et Occident, le cœur de Tourgueniev a toujours balancé, comme s’il était l’homme de l’entre-deux, ni tout à fait russe slavophile, ni tout à fait européen occidentaliste. De même : ni tout à fait révolutionnaire – quoique opposé au servage –, ni tout à fait conservateur. Ou encore, dans la relation qu’il entretient avec la cantatrice Pauline Viardot de 1843 à sa mort, ni tout à fait amant, ni tout à fait ami. Et l’on peut dire aussi bien de sa pièce de théâtre la plus célèbre, Un Mois à la campagne, qu’elle n’est ni tout à fait romantique (quoiqu’on y parle essentiellement d’amour, puisqu’elle « repose sur les méandres les plus subtils de l'expérience amoureuse », comme le notait Stanislavski), ni tout à fait réaliste (même si elle nous fait beaucoup penser au théâtre réaliste d’un Tchekhov).
Un Mois à la campagne est une pièce qu’Ivan Tourgueniev écrivit en France, entre 1848 et 1850, sous le titre original L'étudiant, en référence au personnage du jeune précepteur Beliaev. Elle fut publiée finalement sous le titre de Deux femmes en 1855. Il fallut attendre 1872 pour que la pièce soit créée à Moscou. Elle fut très mal accueillie par le public et par la presse, tout le monde s’accordant à la trouver bavarde et ennuyeuse. « Ma comédie devait se solder par un fiasco, confia-t-il à son frère Nicolas. C’est pour cette raison que j’ai cessé, depuis 1851, d’écrire pour la scène.» Elle connaîtra toutefois le succès en 1879 à Saint-Pétersbourg, et nous ravit encore par la justesse de certaines remarques, la force des impulsions inconscientes de ses protagonistes, qui incarnent avec tant de vérité les diverses facettes de l’amour et sa toute-puissance, et par le charme de son atmosphère.
Tout cela précisément, nous avons essayé de le mettre en valeur en coupant sans regrets les scènes trop longues ou les monologues trop bavards, faisant ainsi ressortir la poésie très particulière d’Un Mois à la campagne, qui tient en partie, selon nous, au subtil entrecroisement de touches romantiques et d’aspects réalistes, entre lesquels, on l’a vu, le cœur de Tourgueniev balance.
Le romantisme d’Un Mois à la campagne
Tourgueniev aime l’amour. Il fait ainsi figure de romantique et de grand sentimental, un peu décalé, parmi ses amis réalistes comme Flaubert, Zola, Maupassant, Daudet, George Sand, Mérimée et Edmond de Goncourt qui écrit dans son Journal, au 5 mai 1876, avec une certaine ironie : « Tourgueniev dit que l’amour produit chez l’homme un effet que ne produit aucun autre sentiment et que c’est, chez l’être véritablement amoureux, une pesanteur au cœur qui n’a rien d’humain. Il parle des yeux de la première femme qu’il a aimée comme d’une chose tout à fait immatérielle et qui n’a rien à faire avec la matérialité… Dans tout ceci, il y a un malheur, c’est que ni Flaubert, en dépit de l’exagération de son verbe en ces matières, ni Zola, ni moi n’avons été très sérieusement amoureux et que nous sommes incapables de peindre l’amour. Il n’y aurait que Tourgueniev pour le faire. »
Dans Un Mois à la campagne, Tourgueniev nous offre effectivement toute une palette de sentiments amoureux, depuis l’amour le plus paisiblement conjugal (Islaev pour sa femme Natalia) jusqu’à l’amour impossible et idéal (celui de Vera pour Beliaev), en passant par diverses composantes où l’on devine soit de l’idolâtrie (de la part de Rakitine envers Natalia), soit de l’emprise (la fascination de Beliaev pour Natalia), soit encore de la passion (celle de Natalia pour Beliaev)…
Mais on rencontre aussi bien dans la pièce des personnages qui incarnent une caricature d’amour et vivent une relation dégradée entre l’homme et la femme : pensons à Schaaf poursuivant Vera de ses assiduités libidineuses, à Bolchintsov qui a peur de la femme et à Chpiguelski qui ne songe qu’à la dominer. Ce contraste correspond d’ailleurs à un autre aspect romantique de la pièce, jouant sur l’opposition entre des personnages exaltés, sublimes, romantiques, et des personnages de comédie, plus terre-à-terre, presque grotesques, comme le sont Dame Pluche ou Maître Blazius dans On ne badine pas avec l’amour de Musset – pièce romantique s’il en est. Il faut cependant ajouter que certains personnages sont à la fois ridicules et émouvants, portant en eux-mêmes cette alliance du grotesque et du sublime. Ainsi, Islaev est caricatural par son enfermement dans le travail, mais touchant dans son amour sincère pour Natacha.
Le réalisme d’Un Mois à la campagne
Lorsque l’amour est si présent, et que certains personnages sont outrés de la sorte, est-il justifié de parler de réalisme ? Oui, car rien ne sonne jamais faux dans la pièce de Tourgueniev, qui nous fait irrésistiblement penser au théâtre de Tchekhov (1860-1904) lequel, c’est indéniable, s’en inspire, du moins, justement, dans ses traits réalistes. C’est-à-dire : le naturel des conversations, l’importance du non-dit (le « sous-texte »), la vérité des situations, et, au départ, la restriction du champ.
Tourgueniev est en effet réaliste dans la mesure, d’abord, où il a préféré une étude limitée, à la fois dans le temps (« un mois ») et dans l’espace (une datcha « à la campagne ») à une saga grandiose à la Victor Hugo. C’est ce que souligne André Maurois dans son Tourgueniev : « Je comprends mal que l’on puisse reprocher au monde d’un artiste d’être petit. La qualité d’une œuvre ne se mesure ni à ses dimensions, ni à l’importance de l’objet représenté. C’est comme si l’on disait que Vermeer n’est pas un grand peintre parce qu’il n’a peint que de petits intérieurs. La vérité me semble être, au contraire, qu’il est souvent excellent pour un artiste de savoir limiter le champ de ses études. On ne peut tout connaître bien, et un petit tableau peint avec exactitude nous en apprend plus sur l’humanité qu’une « grande fresque inexacte ». Peu m’importe que dans les Mémoires d’un chasseur Tourgueniev ne nous ait rien donné que les portraits de quelques paysans des environs de Spasskoïe. Il m’a fait comprendre, mieux que les plus longues histoires de Russie, ce qu’était la Russie en 1830. »
En outre, Un Mois à la campagne se caractérise par le naturel de ses dialogues et l’absence d’artifice des situations. Cela vient sans doute de ce que Tourgueniev y est parfaitement sincère. Il n’invente rien et disait d’ailleurs de lui-même qu’il était dépourvu d’imagination. C’est ainsi que les personnages qu’il met en scène lui ressemblent (comme Rakitine), à moins qu’ils n’évoquent sa mère (Anna) ou Pauline Viardot, la femme qu’il aime (Natalia). Ce qui est une autre forme de réalisme, plus subjectif.
Un dernier aspect réaliste que nous remarquons dans Un Mois à la campagne tient à son absence de message particulier, de doctrine philosophique sous-jacente : qu’est-ce que Tourgueniev veut démontrer ? Rien. Quelle est la « leçon » de sa pièce ? Il n’y en a pas : Tourgueniev est neutre, il n’a aucune morale à nous proposer. Il nous raconte simplement une histoire – une histoire d’amours – et nous fait connaître des êtres humains, en vérité.
La poésie d’Un Mois à la campagne
Bien sûr, ces étiquettes littéraires ont finalement peu d’importance. Ce qui compte, c’est la poésie envoûtante d’Un Mois à la campagne. Il n’empêche qu’elle provient peut-être de cette heureuse alliance d’un romantisme sentimental et d’un sobre réalisme, en quête de simplicité et de justesse.
Tourgueniev aimait citer Goethe : « Il faut élever le réel à la hauteur de la poésie. » C’est là précisément ce qui fait le charme d’Un Mois à la campagne.
Le décor du jardin (une photo artistique imprimée sur bâche), les jolis costumes et la musique d’époque (avec le petit Kolia par exemple, qui interprètera un morceau de Borodine à la guitare ou une pièce lyrique de Grieg au piano, selon les théâtres) viendront parfaire l’enchantement.

Véronique Maas, directrice artistique, le 7 avril 2023, pour la Compagnie Cap sur Scène