Vincent Cros : dans l’épopée de la spintronique

Portrait de chercheur ou chercheuse Article publié le 22 janvier 2025 , mis à jour le 22 janvier 2025

Directeur-adjoint du Laboratoire Albert Fert (LAB – Univ. Paris-Saclay/CNRS/Thales), Vincent Cros consacre sa carrière de chercheur à faire avancer un domaine émergent de la physique : la spintronique, ou électronique de spin. Il a notamment travaillé sur la physique des effets de conversion charge-spin et du transfert de spin, ainsi que sur les skyrmions, des sujets de physique fondamentale aux nombreuses applications potentielles. Il emploie également aujourd’hui une partie de son temps à codiriger le programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) exploratoire SPIN, qui soutient des recherches en spintronique visant le développement d’un numérique frugal, agile et durable.

C’est la curiosité qui pousse Vincent Cros à étudier la physique à l’université Paris VII (aujourd’hui Université Paris-Cité) après son baccalauréat. Durant son DEA en sciences des matériaux (l’équivalent d’un master 2 aujourd’hui), il y fait une rencontre déterminante pour sa carrière : « J’ai eu l’immense chance d’avoir Albert Fert comme professeur, quelques années après sa découverte, en 1988, de l’effet de la magnétorésistance géante, qui lui a valu le prix Nobel de physique en 2007 », se souvient-il. Motivé par la passion de son professeur pour le nouveau domaine de recherche que cette découverte fait naître et que l’on nommera plus tard la spintronique, Vincent Cros s’engage dans un doctorat portant sur la magnétorésistance géante dans le laboratoire de l’époque du physicien - le Laboratoire de physique des solides de l’Université Paris-Sud. Durant cette période, il réalise également un séjour d’un an à Jülich, en Allemagne, au cours duquel il travaille sur les couples d’échanges dans les multicouches magnétique avec Peter Grünberg, corécipiendaire du prix Nobel de physique en 2007.

Après un séjour postdoctoral en physique des surfaces à Madrid, Vincent Cros intègre le CNRS en 1998 et revient travailler avec Albert Fert dans son nouveau laboratoire, l’unité mixte de physique CNRS-Thales, créée en 1995. Il devient directeur de recherche CNRS en 2010 et, en 2020, prend la fonction de directeur adjoint du laboratoire, qui change de nom fin 2023 pour devenir le Laboratoire Albert Fert (LAB - Univ. Paris-Saclay/CNRS/Thales).
 

La spintronique, de l’étude fondamentale à ses applications

Ses recherches, Vincent Cros les consacre à la spintronique et au nano-magnétisme, c’est-à-dire à « étudier, comprendre et essayer de contrôler les propriétés de transport de l’information via le spin des électrons, et pas uniquement via leur charge », explique le chercheur. La spintronique est en effet la rencontre entre l’électronique et le magnétisme. Si l’électronique traditionnelle manipule la charge négative des électrons, la spintronique manipule une autre propriété de ces particules élémentaires, le spin. Il s’agit d’une grandeur quantique qui possède une orientation vers le haut (up) ou vers le bas (down), et est à l’origine de l’aimantation.

Au début de sa carrière, Vincent Cros travaille sur le phénomène de magnétorésistance géante, un phénomène qui a lieu dans des structures en multicouches ultraminces – de l’ordre de quelques atomes - alternant matériaux ferromagnétiques et non magnétiques, et à travers desquelles transite un courant d’électrons (courant électrique). Cet effet s’appuie sur la mobilité des électrons à travers une couche magnétique, qui dépend de l’orientation du spin de ces électrons au regard de l’aimantation de la couche rencontrée. Par l’application d’un champ magnétique, il s’avère possible de modifier l’orientation relative de l’aimantation des diverses couches magnétiques de l’hétérostructure et, finalement, de fortement faire varier la résistance électrique de la multicouche

Ce sujet de recherche, au départ très fondamental, donne très rapidement lieu à des applications majeures dans le stockage d’information et les capteurs par exemple. « C’est là un peu l’ADN du laboratoire : ne pas rester déconnecté des potentielles utilisations des effets fondamentaux très complexes qu’on étudie. Si bien que 80 % des chercheurs et chercheuses de mon laboratoire ont aujourd’hui déposé un brevet », souligne Vincent Cros. Il comptabilise lui-même plus d’une vingtaine de dépôts de brevet.


La dynamique d’aimantation par transfert de spin, vers un numérique frugal

Depuis vingt ans, Vincent Cros s’intéresse plus spécifiquement à la dynamique d’aimantation par couple de transfert de spin dans des nanodispositifs spintroniques. Le chercheur explique : « Ce qu’on appelle couple de transfert de spin, c’est l’utilisation d’un courant polarisé en spin pour écrire ou agir sur une aimantation, sans appliquer de champ magnétique. » Cet effet physique est aujourd’hui utilisé dans les mémoires magnétiques non volatiles (MRAM ou Magnetic Random Access Memory) pour écrire l’information.

Combiner magnétisme et électronique, comme dans ces mémoires MRAM, offre l’espoir de développer un numérique frugal en énergie. « Un aimant tient sur un frigo sans qu’on le branche sur une prise électrique. L’avantage du magnétisme est là : il a ce côté non volatile », illustre Vincent Cros.  Il est donc possible d’écrire une aimantation grâce au transfert de spin, qui sera conservée sans nécessiter une alimentation électrique.
 

Les skyrmions, des structures intéressantes pour l’avenir de la spintronique

Un autre sujet qui occupe les recherches de Vincent Cros ces dix dernières années est celui des textures magnétiques topologiques telles que les skyrmions magnétiques. Il s’agit de configurations magnétiques de quelques nanomètres dans lesquelles l’orientation des spins dessine ensemble une spirale, chaque spin étant faiblement pivoté par rapport à son voisin. Ces structures, d’un diamètre d’une dizaine de nanomètres, sont stables à température ambiante grâce leur nature topologique. Il est possible de les générer soit de manière intrinsèque, en contrôlant les propriétés des matériaux, soit par injection de courant. Vincent Cros et son équipe s’intéressent à ce dernier aspect : « On voudrait manipuler les spins un par un pour les utiliser, par exemple, comme support de l’information. On essaye donc de les créer, de les détecter ou de les déplacer. »

Le Laboratoire Albert Fert intègre depuis peu des aspects de recherche en physique neuro-morphique pour développer des composants IA faiblement consommateurs en énergie. Les skyrmions seraient susceptibles d’y apporter une approche originale. Ce domaine de la physique propose de s’inspirer de la biologie, notamment du système nerveux, pour reproduire ce dernier dans des systèmes informatiques. Dans un tel système, les skyrmions représenteraient des paquets de neurotransmetteurs qui, au niveau d’une synapse, transmettraient l’information entre deux neurones.
 

Le PEPR SPIN, une opportunité pour la spintronique en France

Depuis 2023, Vincent Cros codirige avec Lucian Prejbeanu du CEA le programme et équipements prioritaires de recherche (PEPR) exploratoire SPIN, autour de la spintronique et de ses applications. Lancés en 2021 et opérés par l’Agence nationale de la recherche (ANR), les PEPR s’inscrivent dans le cadre du plan d’investissement France 2030 de l’État qui vise à rattraper le retard de la France dans certains secteurs industriels et technologiques et à soutenir la transition écologique. Ils ont pour but de financer de grands domaines de recherche fondamentale. Alors que certains – les PEPR adossés aux stratégies nationales d’accélération - ont été définis en amont par le Gouvernement, une enveloppe budgétaire a également été réservée pour des programmes exploratoires sélectionnés suite à un appel à projet. « Avec un certain nombre de collègues en France, on s’est dit qu’avec la spintronique, on avait une chance », se souvient Vincent Cros. Le pays dispose en effet d’une réelle expertise dans cette thématique émergente qui promet le développement d’un numérique frugal. Retenu à l’issue de l’appel à projets, le programme de recherche SPIN, copiloté par le CNRS et le CEA, se voit doté d’un financement de 38 millions d’euros pour six ans. « Toute la communauté française de la spintronique y participe. En plus des deux tutelles qui le pilotent, le PEPR SPIN a également trois universités partenaires, dont l’Université Paris-Saclay », se réjouit le codirecteur du programme. Le PEPR SPIN soutient des projets ciblés définis lors du montage du programme et, depuis plus récemment, des projets issus d’un premier appel à projets. Il va par ailleurs financer des équipements de pointe, des thèses et des post-doctorats. Le but est à la fois de faire de nouvelles découvertes en spintronique et de faire monter en maturité les aspects les plus novateurs et émergents du domaine.

Avec ses différents casquettes, Vincent Cros a aujourd’hui moins de temps à consacrer à ses propres recherches. Mais « ces engagements dans les rôles de pilotage font partie de mes missions », constate l’intéressé. « J’ai l’impression - et j’espère aussi - que ce qu’on est en train de faire avec le PEPR SPIN et le Laboratoire Albert Fert servent la recherche en spintronique de façon efficace et directe », conclut-il.