Olfatask : le rôle de l’olfaction chez les abeilles, reines de l’organisation sociale

Recherche Article publié le 29 janvier 2025 , mis à jour le 29 janvier 2025

Le projet Olfatask, porté par Julie Carcaud, maîtresse de conférences au laboratoire Évolution, génomes, comportement, écologie (EGCE – Univ. Paris-Saclay/CNRS/IRD), vise à comprendre la mise en œuvre de la division du travail chez les insectes sociaux. Lauréate d’une bourse ERC Starting Grant en 2024, elle va s’attacher à déchiffrer l’organisation sociale des abeilles au sein de la ruche et le rôle joué par leur olfaction dans ce processus.

Les abeilles sont des insectes fascinants. Au-delà d’être de formidables pollinisatrices et de remarquables architectes et productrices de miel, elles possèdent l’organisation sociale la plus poussée du monde vivant : l’eusocialité, dans laquelle les individus sont répartis en castes, fertiles ou non fertiles, et la division des tâches est maximale. « Les espèces eusociales sont celles qui ont le niveau de socialité le plus élevé », confirme Julie Carcaud, maîtresse de conférences au laboratoire Évolution, génomes, comportement, écologie (EGCE – Univ. Paris-Saclay/CNRS/IRD). Porteuse du projet Olfatask, lauréate d’une ERC Starting Grant en 2024, cette biologiste spécialiste des neurosciences s’intéresse plus particulièrement à l’organisation sociale des abeilles. Avec son nouveau projet de recherche, elle souhaite lever le voile sur les logiques mises en place au sein des ruches et pointe ses recherches vers le rôle de l’olfaction dans cette organisation très marquée.
 

L’eusocialité, une division maximale du travail synonyme de prospérité pour les espèces

Car dans un système eusocial tel qu’une ruche, chaque abeille possède un rôle bien défini. Les nourrices prennent soin des œufs et des larves, les butineuses ravitaillent la ruche en pollen et nectar, et les gardiennes protègent la ruche des intrus. Cette division des tâches est si poussée qu’elle concerne même la reproduction : chez les abeilles, la reine est le seul individu femelle de la ruche à se reproduire.

Le monde animal compte d’autres espèces eusociales, telles que les fourmis ou les guêpes du côté des insectes, et il existe même deux espèces de mammifères eusociaux, des rats-taupes, qui vivent en colonies. Et bien que l’espèce humaine applique aussi une certaine division du travail au sein de ses membres, elle demeure moins poussée que dans le cas de l’eusocialité.

Cette division du travail portée à son maximum se révèle d’ailleurs des plus efficaces. « Des études montrent que cette répartition du travail s’accompagne d’une plus grande croissance », commente Julie Carcaud. Pour autant, les mécanismes par lesquels chaque individu trouve son rôle dans cette organisation demeurent inconnus. Comment les abeilles se répartissent-elles les tâches entre elles ? Comment cette division du travail est-elle implémentée au sein des colonies d’insectes ?


L’âge comme première réponse

C’est en observant les abeilles que des scientifiques identifient dans les années 1960 un premier élément de réponse : une corrélation entre le rôle des abeilles dans une ruche et leur âge. Les plus jeunes s’occupent ainsi de nourrir les œufs et la reine. « Ensuite, plus elles grandissent, plus elles réalisent des tâches à l'extérieur de la colonie », explique Julie Carcaud. D’abord le gardiennage de la ruche et la lutte contre les prédateurs tels que les frelons, puis le butinage en fin de vie.

Néanmoins, lors d’une expérience passée au cours de laquelle un groupe de jeunes abeilles du même âge a été placé dans une ruche, des scientifiques ont observé au bout de deux semaines la même division du travail que celle d’une ruche normale. « Cela montre que ce comportement est plastique et n’est pas seulement lié à l’âge », indique Julie Carcaud.
 

Répartition des rôles et sensibilité : un lien de cause à effet ?

Grâce à d’autres précédentes recherches, un modèle de « seuil de réponse » a émergé, selon lequel « une abeille va s’occuper de certaines tâches en fonction de sa sensibilité à différents stimuli sensoriels ». Par exemple, concernant les abeilles butineuses, « celles sensibles à de plus fortes quantités de sucre chercheront du nectar tandis que les autres rapporteront de l’eau ou du pollen. Toutefois, se pose la question de la causalité », constate la chercheuse du laboratoire EGCE. Une abeille est-elle moins sensible au sucre parce qu’elle récolte du nectar ou bien s’occupe-t-elle de la récolte du nectar parce qu’elle est moins sensible au sucre ?

Un autre élément déjà connu des scientifiques réside dans l’existence de nombreuses phéromones utilisées par les abeilles et le rôle de ces substances chimiques dans l’organisation de la ruche. Émises par les individus pour communiquer entre eux, les phéromones sont par exemple impliquées dans la communication de son statut par la reine. « On a identifié les molécules émises par la reine pour signaler aux autres abeilles sa présence dans la ruche. Ces phéromones ont un double rôle : indiquer aux ouvrières de s’occuper de la reine et inhiber le développement de leurs ovaires. Si bien que la reine est le seul individu femelle reproducteur de la ruche », commente Julie Carcaud.

C’est à l’influence de l’olfaction et notamment de la perception des phéromones sur la division du travail que s’attaque Julie Carcaud dans le cadre de son projet Olfatask. Elle va s’attacher à comparer entre les différentes castes les voies neuronales par lesquelles les abeilles traitent l’information. « Parmi les espèces eusociales, l’abeille a l’avantage d’être celle pour laquelle on a le mieux identifié la chimie des phéromones et leurs effets comportementaux. » En revanche, la façon dont cette information est traitée par le cerveau de ces insectes reste largement inexplorée. « Il y a étonnamment peu de littérature sur le lien entre l’olfaction, qui est le sens privilégié par les insectes, et leur organisation sociale », remarque Julie Carcaud, qui amorce avec son projet Olfatask, un nouvel angle d’étude.


Suivre l’activité neuronale chez des abeilles génétiquement modifiées

Toutefois, imager l’activité neuronale d’une abeille n’est pas une mince affaire. Julie Carcaud a ainsi conçu une expérience unique qui allie techniques de biologie moderne et microscopie dernier cri. Avec son équipe et des collaboratrices et collaborateurs allemands et italiens, elle est parvenue à obtenir des abeilles modifiées génétiquement, capables de fabriquer une protéine fluorescente sensible aux ions calcium. « Quand un neurone s'active dans le cerveau de ces abeilles, cela augmente la concentration de calcium intracellulaire, ce qui induit une augmentation de la fluorescence. » Chez ces abeilles génétiquement modifiées, les neurones s’illuminent en temps réel. Munie d’un bon microscope, Julie Carcaud observe alors quelle région du cerveau des abeilles traite un stimulus donné.

Mais réussir à modifier génétiquement des abeilles tient aussi du tour de force, tant cela est difficile chez ces insectes en raison de leur organisation eusociale et de leur mode de reproduction. Car la stratégie généralement employée est de modifier génétiquement quelques individus puis de les faire se reproduire entre eux. Or, chez les abeilles, « la reine est la seule femelle de la colonie à se reproduire », rappelle Julie Carcaud. Il faut donc qu’un œuf génétiquement modifié devienne une reine, un élément sur lequel les scientifiques ont peu de contrôle. Ce sont en effet les ouvrières qui décident, sans que les règles soient connues des scientifiques, de l’œuf qui sera nourri avec de la gelée royale suffisamment longtemps pour devenir une reine. « Je pense même que les nourrices détectent les œufs qui ont été modifiés génétiquement et arrêtent de les nourrir, car on observe une perte d’environ 90 % de ces œufs », avance Julie Carcaud, qui, à force de persévérance, est néanmoins parvenue à mettre en place une imagerie neuronale des abeilles.

Grâce au financement octroyé par l’ERC à Olfatask, la neurobiologiste dispose de nouvelles cartes pour mener plus avant son enquête sur le rôle de l’olfaction dans la division du travail chez les abeilles. « Dans un premier temps, nous allons établir les différences olfactives entre les nourrices, les gardiennes et les butineuses, pour savoir à quel point elles sentent différemment », annonce Julie Carcaud. Ensuite, il s’agira de clarifier la relation de causalité entre olfaction et organisation : « Modifier l’olfaction d’une abeille change-t-il le rôle qu’elle occupe dans la ruche ? », interroge Julie Carcaud. Réponse à venir, grâce au projet.
 

Publication :

Carcaud, J., et al. Multisite imaging of neural activity using a genetically encoded calcium sensor in the honey bee. PLoS Biology, 21(1): e3001984, 1-20, 2023.