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Julie Grollier : mettre les spins au service des réseaux de neurones
Julie Grollier est physicienne, directrice de recherche CNRS au Laboratoire Albert Fert (LAF – Univ. Paris-Saclay/CNRS/Thales). Spécialiste de spintronique et d’intelligence artificielle, elle consacre ses recherches au développement de puces neuro-morphiques reproduisant physiquement un réseau de neurones. Médaille d’argent 2018 du CNRS, elle a également été lauréate du prix Irène Joliot-Curie 2021 de la Femme scientifique de l’année pour ses travaux.
À l’origine de la vocation scientifique de Julie Grollier, deux moments clés : d’abord, ses lectures de jeunesse, au premier rang desquelles Mme Brisby et le secret de Nimh, l’histoire de rats (de laboratoire, bien sûr !) particulièrement intelligents qui s’entraident grâce à la science ; puis surtout un stage expérimental effectué, alors qu’elle est en école d’ingénieurs, au Laboratoire de cristallographie et sciences des matériaux à Caen (CRISMAT). « J’ai adoré l’ambiance de ce laboratoire. Alors que mes camarades d’école ne rêvaient que de finance, j’ai rencontré au CRISMAT une communauté de personnes curieuses, enthousiastes et passionnées. À leur contact, j’ai immédiatement su que je voulais faire de la recherche », se souvient Julie Grollier. Craignant de ne pas y arriver, elle passe d’abord une agrégation de physique appliquée puis, cette dernière en poche, décide enfin de se lancer dans la recherche.
La maîtrise du spin
Après un DEA (l’équivalent d’un master 2 aujourd’hui) de matière condensée, elle s’engage dans une thèse en spintronique sur le renversement de l’aimantation sous la direction d’Albert Fert, lauréat du prix Nobel de physique en 2007. « Nous avons montré que l’on pouvait contrôler une aimantation par un courant électrique. Au départ, on s’intéressait juste à des applications de type mémoire, puis on s’est progressivement rendu compte qu’on pouvait créer des dynamiques d’aimantation », explique la chercheuse, qui décide alors de prolonger ses travaux en effectuant deux post-doctorats sur la dynamique de l’aimantation de nano-aimants, le premier à l’Université de Groningue, aux Pays-Bas, puis le second à l’Institut d’électronique fondamentale, à Orsay. En 2005, elle est recrutée comme chargée de recherche au CNRS, au sein de l’unité mixte de physique CNRS-Thales, rebaptisée en 2023 Laboratoire Albert Fert (LAF – Univ. Paris-Saclay/CNRS/Thales).
La découverte de l’électronique neuro-morphique
Au sein de ce laboratoire, alors qu’elle s’intéresse aux effets fondamentaux de la spintronique et notamment aux interactions entre électrons de conduction et matière aimantée, c’est encore une lecture qui va contribuer à bouleverser la trajectoire de recherche de Julie Grollier. « Dans un article de vulgarisation en 2008, j’ai été fascinée de découvrir que des chercheurs aux États-Unis avaient été capables d’imiter les synapses avec des composants, des nanotechnologies. Pendant plusieurs jours, je n’ai pensé qu’à ça, en regrettant de ne pas mener moi-même ce genre de recherche. Puis, à force d’y penser, je me suis demandée si je ne pouvais pas faire la même chose, à savoir imiter des neurones, avec la spintronique. » Un nouveau chapitre de recherche s’ouvre alors pour Julie Grollier.
La création d’un premier neurone artificiel grâce à la spintronique
Dès lors, guidée par cette intuition scientifique prometteuse, Julie Grollier ne ménage plus ses efforts. « J’ai commencé par me former, par étudier tous les articles des chercheurs américains sur ce sujet, par monter des séminaires, puis par déposer un brevet », explique la chercheuse. Des premiers pas qui lui permettent de créer un groupe de recherche interdisciplinaire autour de cette thématique, de décrocher une bourse ERC et d’obtenir de premiers résultats assez spectaculaires en seulement quelques années. « En 2017, nous avons publié avec mon équipe un article dans Nature, dans lequel nous avons montré un premier nano-neurone capable, grâce aux propriétés de la spintronique, d’imiter des réseaux de neurones pour réaliser de petites tâches, comme reconnaître des chiffres prononcés de zéro à neuf », explique la chercheuse.
Vers le réseau de neurones économe en énergie
Cette première marche franchie, Julie Grollier et son équipe décident de ne pas en rester là et commencent à réfléchir à la manière de construire de véritables réseaux de neurones fonctionnant davantage sur le modèle du cerveau. Encore une fois, les premiers résultats ne tardent pas à venir. « Nous avons en effet réussi à démontrer un petit réseau de neurones, avec une dizaine de composants spintroniques parvenant à faire exactement les mêmes opérations qu’un réseau de neurones algorithmiques. Et nous travaillons déjà à la réalisation de réseaux de nano-neurones et de nano-synapses spintroniques beaucoup plus grands, communiquant par micro-ondes, connectés et avec des densités proches de celle du cerveau », ajoute la chercheuse, qui a déjà déposé trois brevets dans ce sens. Porté dans le cadre du programme de recherche européen RadioSpin, ce nouvel axe de recherche visant à construire un réseau neuronal matériel ouvre des perspectives inédites, dans la mesure où un processeur neuromorphique réduirait par 100 voire par 1 000 la consommation électrique de l’intelligence artificielle. Rien d’étonnant donc à ce que des entreprises comme Thales ou Bosh s’intéressent aux travaux de Julie Grollier, avec l’espoir de parvenir à créer des puces électroniques capables d’apprentissage pour des tâches comme le diagnostic médical.
La force du collectif, à la croisée des disciplines
Si les recherches actuelles de Julie Grollier s’inscrivent dans le cadre d’un programme européen, cette dernière reconnait préférer travailler en équipe de taille restreinte. « L’humain est vraiment très important pour moi : j’aime être en contact avec les étudiantes et étudiants que j’accompagne, échanger au quotidien avec mes collègues, partager mes échecs et mes réussites. Je crois que c’est dans ces échanges et cette écoute qui nourrissent mon imagination que se trouve mon principal moteur », précise la chercheuse.
Des échanges qu’elle aime inscrire à la croisée des disciplines, comme en témoigne le groupe de recherche interdisciplinaire qu’elle initie en 2015. « Pour avancer sur ma thématique de recherche il m’a fallu apprendre à discuter avec des gens des matériaux, de l’électronique, de l’informatique ou des neurosciences. Après dix ans d’un dialogue passionnant, je crois pouvoir dire que nous avons réussi à construire une belle communauté ! », ajoute-t-elle.
Changer l’image du scientifique
Pourtant, dans ce monde de la recherche qu’elle affectionne tant, elle ne peut s’empêcher de constater que les femmes ne sont encore que trop peu présentes. « Je crois qu’il est urgent de communiquer pour changer l’image du scientifique, que l’on se représente encore trop souvent comme un monsieur assez froid, en blouse blanche et aux cheveux grisonnants. J’aime à rappeler que la science – que l’on appelle improprement dure – n’a rien de froid, qu’elle est au contraire vectrice d’énormément d’émotions, et que les femmes y ont toute leur place », conclut celle qui s’est vue décerner le titre de Femme scientifique de l’année en 2021.