Gilles Dowek : au carrefour de l’informatique, de la logique et de la philosophie
Gilles Dowek est directeur de recherche INRIA et chercheur en informatique au sein du Laboratoire des méthodes formelles (LMF – Univ. Paris-Saclay/CNRS/ENS Paris-Saclay/CentraleSupélec/INRIA), et enseignant à l’ENS Paris-Saclay. Passionné de logique et penseur des enjeux éthiques du numérique, il est lauréat du Grand prix INRIA 2023 et de la médaille Histoire des sciences et épistémologie 2024, délivrés par l’Académie des sciences.
Gilles Dowek développe très tôt un intérêt pour les sciences. Membre de la Société des amis du Palais de la découverte et de l’Association nationale sciences techniques jeunesse (aujourd’hui Planète Sciences), il s’immerge dès le lycée dans le monde de la découverte scientifique, ce qui nourrit son grand intérêt pour l’informatique.
Durant ces années, il crée un programme de jeu de Mastermind, démontrant déjà ses talents en programmation. Ce travail lui vaut de remporter en 1982 le Prix scientifique Philips pour les jeunes, ce qui le conduit à représenter la France au European Philips contest for young scientists and inventors en 1983, l’année de son baccalauréat. Cette reconnaissance lui ouvre les portes du laboratoire de Gérard Huet, logicien et chercheur en informatique théorique à INRIA, où il approfondit ses connaissances et affine son programme.
Formation académique et premières recherches
Après deux années de classes préparatoires, Gilles Dowek intègre l’École polytechnique. Désireux de poursuivre dans le domaine de l’informatique, il passe ensuite un master dans cette discipline à l’Université Paris VII (aujourd’hui Université Paris Cité). Il s’engage dans une thèse à INRIA entre 1989 et 1991. « J’avais pour ambition de devenir chercheur dans un laboratoire d’informatique, et c’est avec cette détermination que j’ai orienté l’ensemble de mes études. » Ses travaux portent sur la conception d’algorithmes permettant de vérifier la correction de démonstrations mathématiques, mais aussi de les construire automatiquement dans certains cas. Après sa soutenance de thèse, le chercheur effectue un post-doctorat aux États-Unis, d’abord à la Carnegie Mellon University, puis au sein de l’entreprise Computational Logic Inc., spécialisée dans la démonstration mathématique formelle.
Retour en France et développement des cadres logiques
En 1993, Gilles Dowek réintègre l’Inria en tant que chercheur, au sein du projet Formel. Constatant la multiplicité des systèmes de preuves et le manque d’équivalence entre eux, il entreprend de développer des cadres logiques universels. « Je considérais que cette manière d’organiser la recherche n’était pas optimale, avec de petites équipes disséminées à travers le monde et en compétition les unes avec les autres. » Dans ce contexte, il fonde et anime, quelques années plus tard, l’équipe-projet Deducteam, qui se consacre à la conception de langages et d’outils pour la démonstration formelle, afin d’unifier les approches et de faciliter les échanges entre différents systèmes.
Enseignement et transmission des connaissances
De 2002 à 2010, Gilles Dowek est professeur d’informatique à l’École polytechnique. En 2015, il rejoint l’École normale supérieure Paris-Saclay en tant que professeur attaché. Il s’investit particulièrement dans l’enseignement en master, encourageant les étudiantes et étudiants à s’engager dans la recherche et à développer une réflexion critique sur leur parcours. « J’ai observé que celles et ceux qui sont animés par un projet comprennent mieux ce qui leur est demandé durant leur études, ce qui favorise leur réussite. » Intéressé par les questions de pédagogie, il explore de nouvelles méthodes d’enseignement, notamment la classe inversée qu’il expérimente lors du confinement dû à la pandémie de Covid-19. Dans cette approche, le professeur envoie aux étudiantes et étudiants des vidéos de cours, afin de consacrer le temps de classe en ligne aux discussions. Une initiative qui perdure même après le retour à l’enseignement en présentiel.
Une exploration philosophique de l’informatique
Parallèlement à ses activités de recherche et d’enseignement, Gilles Dowek s’engage dans une réflexion philosophique sur la nature et les fondements de l’informatique. Dès son post-doctorat, il publie en 1993 son premier ouvrage, La Logique, une introduction à la logique en tant que domaine de la pensée. « Cette discipline est d’abord une branche de la philosophie, puis des mathématiques, et aujourd’hui elle devient une partie de l’informatique, tout en restant pratiquée par des mathématiciens et des philosophes. »
En 2007, Gilles Dowek publie Les Métamorphoses du Calcul, où il analyse la transformation des mathématiques au XXᵉ siècle, marquée par l’intégration de la notion de calcul. « Jusqu’au XXe siècle, la notion de démonstration domine, aux dépens de celle de calcul. » Il s’interroge sur les raisons de la mauvaise réputation du calcul – illustrée par exemple lorsque l’on qualifie de manière péjorative une personne de « calculatrice ». Le chercheur retrace ensuite comment celui-ci retrouve une place centrale, notamment à travers les systèmes de vérification de démonstrations. Cet ouvrage lui vaut le Grand Prix de philosophie de l’Académie française. En 2019, il publie Ce dont on ne peut parler, il faut l’écrire, consacré, non à celle de calcul, mais à la notion de langage.
L’informatique quantique et l’épistémologie
Son intérêt pour les questions philosophiques s’étend également à l’informatique quantique, domaine en émergence au début des années 2000. Avec un collègue, il travaille sur les langages de programmation pour ordinateurs quantiques. « Je m’interrogeais sur la manière dont la mécanique quantique pouvait changer la notion de calcul. » Ces interrogations, à la fois scientifiques et philosophiques, l’amènent à explorer les implications épistémologiques de l’informatique quantique.
Redéfinir l’informatique et son enseignement
Gilles Dowek réfléchit également à des questions sociales et éducatives liées à l’enseignement de l’informatique. Depuis 2005, il publie une série d’articles sur ce sujet. « Apprendre l’informatique, c’est un peu comme apprendre à lire : on ne peut pas commencer par les bases le matin et aborder des textes complexes l’après-midi, cela va trop vite. » À cette analyse, il ajoute, entre autres, une critique, selon laquelle les approches pédagogiques ne devraient pas être centrées sur un seul concept : « Il est important d’avoir une approche équilibrée entre les différents concepts de l’informatique, tels que l’algorithme, le langage, l’ordinateur ou encore l’information. » Son engagement le conduit à participer à des groupes de réflexion sur l’enseignement de l’informatique au collège, au lycée et dans l’enseignement supérieur.
Les enjeux éthiques du numérique
Enfin, Gilles Dowek s’investit dans les questions éthiques liées à l’informatique. Il participe à la création de la Commission de réflexion sur l’éthique de la recherche en sciences et technologies de numérique d’Allistene (Cerna) à INRIA, le CNRS et d’autres institutions. Il s’intéresse notamment à la gestion des données personnelles et à la question des noms propres à l’ère numérique.
« Aujourd’hui, nos états civils sont souvent nos adresses électroniques ou nos numéros de téléphone », et pour privilégier le respect de l’individu et le choix personnel, il propose des alternatives pour gérer les changements de nom dans les bases de données.
Pour l’ensemble de ses travaux en philosophie des sciences, Gilles Dowek reçoit en 2023 le Grand Prix INRIA 2023, et, en 2024, la médaille Histoire des sciences et épistémologie, délivrés par l’Académie des sciences. « Je suis honoré de ces prix. Ils récompensent mes recherches qui englobent trois dimensions : sociale, épistémologique et éthique. »