AGROCHRONO : comprendre le développement de l’agropastoralisme aux confins des frontières indo-iraniennes
Le projet AGROCHRONO, porté par Emmanuelle Casanova, ingénieure-chercheuse au sein du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE – Univ. Paris-Saclay/UVSQ/CNRS/CEA), et lauréat d’une bourse ERC Starting Grant 2024, vise à comprendre le développement de l’agropastoralisme dans la région frontalière entre l’Iran et le Pakistan durant les périodes du Néolithique et du Chalcolithique. La chercheuse et ses collaborateurs et collaboratrices prévoient d’utiliser différentes méthodes analytiques et expertises allant de l’archéologie à la géochimie organique afin de générer, à terme, des modèles de diffusion.
Le Néolithique est une période charnière importante dans l’histoire des êtres humains. C’est durant cette époque de la Préhistoire que des changements profonds s’opèrent dans leurs habitudes, techniques et modes de vie : de chasseur-cueilleur nomade, Homo Sapiens se transforme progressivement en un producteur de nourriture capable d’agir sur la matière vivante, végétale et animale. Cette association entre la cultivation des plantes – c’est-à-dire l’agriculture - et l’élevage des animaux - le pastoralisme - constitue l’agropastoralisme. Ce mode de vie, qui coïncide avec les débuts de la sédentarité des êtres humains et l’établissement de villages, émerge il y a 12 000 ans dans une région nommée le Croissant fertile, qui s’étend de l’actuelle Égypte aux montagnes du Zagros, à l’est de l’Iran. L’agropastoralisme s’est ensuite diffusé dans de multiples directions, vers l’Europe, l’Afrique et l’Asie, pour s’implanter partout dans le monde à des périodes variées.
Pourtant, les modalités de cette diffusion depuis le Croissant fertile vers l’est demeurent incertaines. Et c’est bien l’ambition du projet AGROCHRONO, porté par Emmanuelle Casanova du Laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE – Univ. Paris-Saclay/UVSQ/CNRS/CEA) : comprendre l’arrivée et le développement de l’agropastoralisme dans la zone indo-iranienne. Le projet est lauréat d’une bourse ERC Starting Grant 2024 du Conseil européen à la recherche (ERC). Elle comprend un financement de 1,6 million d’euros pour cinq ans.
La zone frontalière entre l’Iran et le Pakistan, une région riche d’enseignements
Si la diffusion de l’agropastoralisme vers l’ouest du Croissant fertile, et notamment vers l’Europe, a déjà beaucoup été étudiée, celle vers l’est pose encore question. La zone qui s’étend du Fars, dans les montagnes iraniennes du Zagros, à la vallée de l’Indus, au Pakistan, est un nouveau terrain d’étude. D’après Emmanuelle Casanova, « on trouve dans cette région un site avec un caractère archaïque où la moitié des animaux semble avoir été chassée, tandis que les autres sites présentent une majorité d’animaux domestiqués. Par ailleurs, à une époque où la technologie de la céramique est déjà présente depuis le 7e millénaire av. JC dans les montagnes du Zagros en Iran, elle n’est pas présente sur un nombre de sites du sud-est de l’Iran et du Pakistan. Enfin, on peut citer le site pakistanais de Mehrgarh où l’on retrouve les plus anciennes traces de domestication du zébu, un animal natif de la région. »
Ces données posent la question de la chronologie et des trajectoires de diffusion de l’agropastoralisme, qui ne seraient pas forcément linéaires. L’apparition de domestications indépendantes d’animaux locaux et des influences d’autres territoires sont à envisager. De plus, l’environnement, extrêmement aride aujourd’hui mais sans doute plus clément à l’époque, a dû être favorable à l’établissement de l’agropastoralisme. En ciblant son étude sur cette région à la période du Néolithique et du Chalcolithique, qui s’étend dans cette zone géographique du 7e au 4e siècles av. J.C, Emmanuelle Casanova et ses collègues espèrent lever le voile sur ces conjectures.
Une approche analytique pluridisciplinaire
L’équipe prévoit pour cela d’analyser des échantillons provenant de différents sites archéologiques et de carottes sédimentaires lacustres. « Nous allons, d’une part, étudier d’anciennes fouilles, réalisées plusieurs années avant le démarrage de notre projet, et d’autre part, en opérer de nouvelles au Pakistan, issues d’une prospection effectuée en début d’année », détaille la chercheuse du LSCE, qui collabore sur ce volet avec Aurore Didier, directrice de la mission archéologique française dans le bassin de l’Indus (MAFBI) et Benjamin Mutin, archéologue néolithicien.
L’analyse de ces échantillons requiert un panel d’expertises complémentaires, la création d’emplois de doctorat et de post-doctorats, et un support analytique travaillant en synergie. Pour l’étude des modes d’alimentation humaine, l’archéobotaniste Margareta Tengberg doit identifier les restes végétaux et déterminer les espèces domestiques et sauvages présentes sur le site. L’achéozoologue Marjan Mashkour doit effectuer ce même travail sur les restes animaux et, enfin, Emmanuelle Casanova va examiner les restes lipidiques de nourriture présents dans les céramiques archéologiques. Afin de mieux comprendre le cadre environnemental dans lequel évoluaient les populations, la palynologue Morteza Djamali identifiera les pollens présents dans les carottes lacustres et le géochimiste organicien Jérémy Jacob étudiera les molécules organiques pour obtenir des informations sur la végétation, l’hydrologie et les températures de l’époque.
C’est cette approche analytique pluridisciplinaire qui est le point fort d’AGROCHRONO. « On vient revisiter des fouilles et d’anciens carottages de lac avec des nouvelles techniques, notamment chimiques, qui vont nous apporter beaucoup plus d’informations pour la compréhension des sites et du cadre environnemental », se réjouit la chercheuse.
La chimie au service de l’archéologie
Chimiste de formation, Emmanuelle Casanova prévoit d’employer une stratégie expérimentale qu’elle a développée au cours de son doctorat et post-doctorat : la datation au carbone 14 de molécules spécifiques afin de reconstituer les chronologies. Cela consiste à dater les restes organiques, notamment lipidiques, présents dans les céramiques issues des sites archéologiques, une approche importante dans des milieux arides où la matière organique des os, par exemple, est peu préservée. Dans un premier temps, l’équipe doit correctement sélectionner les échantillons à dater : « On doit être sûrs que le carbone que l’on va dater dans l’échantillon a bien cessé d’échanger de la matière avec le milieu extérieur. On va se baser ici sur de la matière organique résiduelle présente sur les céramiques. »
L’échantillon est ensuite traité chimiquement afin d’éliminer les contaminations extérieures. Ce traitement se termine par l’isolement des molécules spécifiques à l’aide d’une chromatographie en phase gazeuse préparative. Grâce à d’autres analyses en amont, les scientifiques déterminent s’il s’agit de composés lipidiques issus de lait, de carcasse ou de ressources aquatiques. Une fois extraits puis isolés, les composés ciblés sont brûlés. Et c’est le carbone ainsi obtenu qui est daté par la méthode de datation au carbone 14, soit directement sous forme gazeuse (CO2) soit sous forme de graphite. « On utilise un instrument du laboratoire appelé ECHoMICADAS. C’est un spectromètre de masse par accélération compact dédié à la mesure du carbone 14. » L’instrument fournit le rapport entre les différents isotopes du carbone présents dans l’échantillon. « Il mesure directement la quantité de carbone 14 par rapport à celle de carbone 12 et 13. » L’isotope 14 du carbone étant instable, il se désintègre avec le temps en azote. En connaissant son abondance relative dans un échantillon et la durée de la demi-vie du carbone 14 (le temps nécessaire pour que la moitié des atomes de carbone se désintègre), les scientifiques parviennent à dater l’échantillon.
Cependant, le taux de carbone 14 dans l’atmosphère n’étant pas constant, convertir la mesure radiocarbone en âge calendaire n’est pas si simple. « On utilise pour cela des courbes de calibration, qui ne sont pas forcément linéaires. Ce qu’on obtient, c’est une probabilité de distribution de l’évènement entre telle et telle date », explique Emmanuelle Casanova. La précision de la calibration découle directement de celle de la mesure mais également de la variabilité de la courbe de calibration sur la période des échantillons à dater. Il est possible de restreindre les intervalles de temps calibrés en se basant sur des informations archéologiques relatives : « Si on sait que tel échantillon provient d’une couche plus ancienne qu’une autre, ces contraintes stratigraphiques permettent d’affiner les âges, grâce à des modèles mathématiques employés par des logiciels dédiés à la calibration des mesures du carbone 14 », précise la chimiste.
L’ERC Starting Grant couvrant le projet sur cinq ans, l’équipe prévoit de générer les données analytiques durant les trois premières années pour ensuite consacrer les deux dernières à la modélisation. Elle va alors combiner les données existantes et celles générées afin de mieux comprendre le cadre environnemental et temporel de l’étude et enfin proposer des scénarios d’arrivée et de diffusion de l’agropastoralisme dans la zone indo-iranienne.